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Venaient ensuite les officiers de la garde; de brillants et civilis'es ils devinrent de plus en plus des sergents encro^ut'es. Jusqu'`a l'ann'ee 1825, tout ce qui portait l'habit civil reconnaissait la sup'eriorit'e des epaulettes. Pour ^etre comme il faut, il fallait avoir servi une couple d'ann'ees `a la garde, ou au moins dans la cavalerie. Les officiers 'etaient l'^ame des r'eunions, les h'eros des f^etes et des bals, et, pour dire la v'erit'e, cette pr'edilection n''etait pas d'enu'ee de fondement. Les militaires 'etaient plus ind'ependants et se tenaient sur un pied plus digne que les bureaucrates rampants et pusillanimes. Les choses prirent une autre face, la garde partagea le sort de l'aristocratie; les meilleurs officiers 'etaient exil'es, un grand nombre d'autres abandonn`erent le service, ne pouvant supporter le ton grossier et impertinent introduit par Nicolas. On se h^atait de remplir les places vides par de bons troupiers ou des piliers de caserne et de man`ege. Les officiers tomb`erent dans l'estime de la soci'et'e, l'habit noir prit le dessus, et l'uniforme ne domina que dans les petites villes de province et `a la cour, ce premier corps de garde de l'empire. Les membres de la famille imp'eriale, de m^eme que son chef, marquent, pour les militaires, une pr'ef'erence outr'ee et illicite dans leur position. La froideur du public pour l'uniforme n'allait cependant pas jusqu'`a l'admission des employ'es civils dans la soci'et'e. M^eme dans les provinces, on avait une r'epulsion invincible pour eux, ce qui n'emp^echa pas du reste que l'influence des bureaucrates ne s'accr^ut. Toute l'administration devint, d'aristocratique et d'ignorante qu'elle 'etait, rabuliste et mesquine, apr`es 1825. Les minist`eres se chang`erent en bureaux, leurs chefs et les fonctionnaires sup'erieurs devinrent des hommes d'affaires ou des scribes. Ils 'etaient par rapport au civil ce que les troupiers d'esesp'erants 'etaient `a la garde. Connaisseurs consomm'es de toutes les formalit'es, ex'ecuteurs froids et d'epourvus de raisonnement des ordres sup'erieurs, ils 'etaient d'evou'es au gouvernement par amour de concussion. Il fallait `a Nicolas de tels officiers et de tels administrateurs.
La caserne et la chancellerie 'etaient devenues les pivots de la science politique de Nicolas. Une discipline aveugle et d'enu'ee de sens commun, accoupl'ee au formalisme inanim'e des buralistes autrichiens, tels sont les ressorts de l'organisation c'el`ebre du pouvoir fort en Russie. Quelle pauvret'e de pens'ee gouvernementale, quelle prose d'absolutisme et quelle pitoyable banalit'e! C'est la forme la plus simple et la plus brutale du despotisme.
Ajoutons `a cela le cte B'enk'endorf, chef du corps des gendarmes, formant une inquisition arm'ee,une maconnerie polici`ere qui avait ses fr`eres 'ecouteurs et 'ecoutants dans tous les coins de l'empire, de Riga `a Nertchinsk; pr'esident de la 3e section de la chancellerie de Sa Majest'e (telle est la d'enomination du bureau central de l'espionnage), jugeant tout, cassant les d'ecisions des tribunaux, se m^elant de tout et surtout des d'elits politiques. Devant ce bureau-tribunal se voyait traduite de temps `a autre la civilisation, sous les traits de quelque litt'erateur ou 'etudiant, qu'on exilait ou enfermait dans la forteresse et qui 'etait bient^ot remplac'e par un autre.
En un mot, `a la vue de la Russie officielle, on n'avait que le d'esespoir au coeur; d'un c^ot'e, la Pologne diss'emin'ee, martyris'ee avec une t'enacit'e 'epouvantable; de l'autre, la d'emence d'une guerre qui n'a pas discontinu'e pendant tout le r`egne et qui engloutit des arm'ees sans avancer d'un pas notre domination au Caucase; au centre, avilissement g'en'eral et incapacit'e gouvernementale.
Mais `a l'int'erieur il se faisait un grand travail, un travail sourd et muet, mais actif et non interrompu: le m'econtentement croissait partout, les id'ees r'evolutionnaires ont plus gagn'e de terrain dans ces vingt-cinq ann'ees que durant le si`ecle entier qui les a pr'ec'ed'ees, et pourtant, elles ne p'en'etraient pas jusqu'au peuple.
Le peuple russe continuait `a se tenir 'eloign'e des sph`eres politiques; il n'avait gu`ere de raisons pour prendre part au travailqui s'op'erait dans les autres couches de la nation. Les longuessouffrances obligent `a une dignit'e de son genre; le peuple russe a trop souffert pour avoir le droit de s'agiter pour une petite am'elioration de son 'etat, il vaut mieux rester franchement un mendiant en haillons que de rev^etir un habit rapi'ec'e. Mais s'il ne prenait aucune part dans le mouvement des id'ees qui occupait lesautres classes, cela ne signifie nullement qu'il ne se pass^at riendans son ^ame. Le peuple russe respire plus lourdement que jadis, son regard est plus triste; l'injustice du servage et le pillage desfonctionnaires publics deviennent pour lui plus insupportables. Le gouvernement a troubl'e le calme de la commune par l'organisation forc'ee des travaux; on a emprisonn'e et restreint le repos du paysan dans sa cabane par l'introduction de la police rurale (stanovye pristavy) dans les villages m^emes. Les proc`es contre les incendiaires, les meurtres des seigneurs, les insurrections de paysans s'augment`erent dans une grande proportion. L'immense population des dissidents murmure; exploit'ee, opprim'ee par le clerg'e et la police, elle est bien loin de se rallier, et l'on entend parfois dans ces mers mortes et inaccessibles pour nous des sons vagues qui pr'esagent des temp^etes terribles. Ce m'econtentement du peuple russe dont nous parlons n'est point visible au regard superficiel. La Russie para^it toujours si tranquille qu'on a de la peine `a croire qu'il s'y passe quelque chose. Peu de gens savent ce qui se fait derri`ere le linceul dont le gouvernement couvre les cadavres, les taches de sang, les ex'ecutions militaires, disant avec hypocrisie et arrogance qu'il n'y a ni sang ni cadavres derri`ere ce linceul. Que savons-nous des incendiaires de Simbirsk, du massacre des seigneurs, organis'e simultan'ement par un nombre de villages, que savons-nous des r'evoltes partielles qui ont 'eclat'e lors de l'introduction de la nouvelle administration par Kiss'e-loff, que savons-nous des insurrections de Kazan, de Viatka, de Tambov, o`u l'on a d^u avoir recours aux canons?..
Le travail intellectuel dont nous parlions ne se faisait ni au sommet de l'Etat, ni `a sa base, mais entre les deux, c'est-`a-dire en majeure partie entre la petite et la moyenne noblesse. Les faits que nous citerons ne paraissent pas avoir une grande importance, mais il ne faut pas oublier que la propagande, comme toute 'education, a peu d''eclat, surtout lorsqu'elle n'ose m^eme pas para^itre au grand jour.
L'influence de la litt'erature s'accro^it notablement et p'en`etre beaucoup plus loin que jadis: elle ne trahit pas sa mission et reste lib'erale et propagandiste, autant que cela est possible avec la censure.
La soif de l'instruction s'empare de toute la nouvelle g'en'eration; les 'ecoles civiles ou militaires, les gymnases, les lyc'ees, les acad'emies regorgent d''el`eves; les enfants des parents les plus pauvres se pressent aux diff'erents instituts. Le gouvernement qui all'echait encore en 1804 par des privil`eges les enfants `a l''ecole, arr^ete par tous les moyens leur affluence; on cr'ee des difficult'es a l'admission, aux examens; on impose les 'el`eves; le ministre de l'instruction publique limite par une ordonnance l'instruction des serfs. Cependant l'Universit'e de Moscou devient la cath'edrale de la civilisation russe; l'empereur la d'eteste, la boude, il exile chaque ann'ee une fourn'ee de ses 'el`eves, il ne l'honore pas de ses visites en passant `a Moscou, mais l'Universit'e fleurit, gagne en influence; mal vue, elle n'attend rien, poursuit son travail et devient une v'eritable puissance. L''elite de la jeunesse des provinces avoisinant Moscou se porte `a son Universit'e, et chaque ann'ee une phalange de licenci'es se r'epandent dans tout l'Etat en fonctionnaires, m'edecins ou pr'ecepteurs.
Au fond des provinces, et principalement `a Moscou s'augmentait `a vue d'oeil une classe d'hommes ind'ependants, n'acceptant aucun service public et s'occupant de la gestion de leurs biens, de science, de litt'erature; ne demandant rien au gouvernement, si ce n'est de les laisser tranquilles. C''etait tout le contraire de la noblesse de P'etersbourg, attach'ee au service public et `a la cour, d'evor'ee d'une ambition servile, qui attendait tout du gouvernement et ne vivait que par lui. Ne rien solliciter, rester ind'ependant, ne pas chercher de fonctions, cela s'appelle, sous un r'egime despotique, faire de l'opposition. Le gouvernement voyait d'un mauvais oeil ces fain'eants et en 'etait m'econtent. Ils formaient en effet un noyau d'hommes civilis'es et mal dispos'es `a l''egard du r'egime p'etersbourgeois. Les uns passaient des ann'ees enti`eres en pays 'etrangers, important de l`a des id'ees lib'erales; les autres venaient pour quelques mois `a Moscou, s'enfermaient le reste de l'ann'ee dans leurs terres o`u ils lisaient tout ce qui paraissait de nouveau et se tenaient au courant de la marche intellectuelle en Europe. La lecture devint un objet de mode parmi les nobles de la province. On se piquait d'avoir des biblioth`eques, on faisait venir au moins les nouveaux romans francais, le Journal des D'ebats et la Gazette d'Augsbourg; poss'eder des livres prohib'es tonnait le supr^eme bon genre. Je ne connais pas une seule maison bien tenue o`u il n'y ait eu l'ouvrage de M. de Custine sur la Russie sp'ecialement d'efendu par Nicolas. Priv'ee de toute action, plac'ee sous la menace incessante de la police secr`ete, la jeunesse se plongeait avec d'autant plus de ferveur dans la lecture. La masse d'id'ees en circulation s'augmentait.
Mais quelles furent les nouvelles pens'ees, les tendances qui se produisirent apr`es le 14 d'ecembre? [8]
Les premi`eres ann'ees qui suivirent 1825 furent terribles. Il fallait une dizaine d'ann'ees avant de se retrouver dans cette malheureuse position d'asservissement et de pers'ecution. Un d'esespoir profond» et un abattement g'en'eral s''etaient empar'es des hommes. La haute soci'et'e se h^atait, avec un empressement l^ache et vil, de renier tous les sentiments humains, toutes les pens'ees civilis'ees. Il n'y avait presque pas de famille aristocratique qui n'e^ut de proches parents au nombre des exil'es et presque aucune d'elles n'osa porter le deuil ou laisser percer des regrets. Et lorsqu'on se d'etournait de ce triste spectacle de servilisme, lorsqu'on se concentrait dans la m'editation pour y trouver un conseil ou un espo'r, on rencontrait une pens'ee terrible qui faisait glacer le coeur.
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Ce n'est pas sans une certaine frayeur que j'aborde cette partie de ma revue. On comprendra qu'il m'est impossible de tout dire, de nommer les personnes dans beaucoup de cas; pour parler d'un Russe, il faut le savoir sous terre ou en Sib'erie. Je ne me suis m^eme pas d'ecid'e `a cette publication qu'apr`es de m^ures r'eflexions; le mutisme soutient le despotisme, les choses qu'on n'ose pas dire n'existent qu'`a demi.