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D'un autre c^ot'e, votre pass'e `a vous, occidentaux, nous sert d'instruction, et voil`a tout; nous ne nous consid'erons nullement comme ex'ecuteurs testamentaires de votre histoire.
Vos doutes, nous les acceptons; votre foi ne nous 'emeut pas. Vous ^etes pour nous trop religieux. Vos haines, nous les partageons; votre attachement pour l'h'eritage de vos anc^etres, nous ne le comprenons pas; nous sommes trop opprim'es, trop malheureux pour nous contenter d'une demi-libert'e. Vous avez des m'enagements `a garder; des scrupules vous retiennent; nous autres, nous n'avons ni m'enagements, ni scrupules, mais la force nous manque pour le moment…
C'est de l`a, Monsieur, que nous vient cette ironie, cette rage qui nous exasp`ere, qui nous mine, qui nous pousse en avant, qui nouS conduit quelquefois en Sib'erie, `a la torture, en exil, `a une mort pr'ecoce. L'on se d'evoue sans aucun espoir; par d'ego^ut, parrinui… Il y a vraiment quelque chose d'insens'e dans notre vie, mais rien de banal, rien de stationnaire, rien de bourgeois.
Ne nous accusez pas d'immoralit'e parce que nous ne respectons pas ce que vous respectez. Depuis quand reproche-t-on aux enfants trouv'es de ne pas v'en'erer leur parents? Nous sommes libres, car nous commencons par nous-m^emes. Le traditionnel en nous, c'est notre organisme, c'est notre nationalit'e; ils sont inh'erents `a tout notre ^etre; c'est l`a notre sang, notre instinct, et nullement une autorit'e obligatoire. Nous sommes ind'ependants, car nous ne poss'edons rien; nous n'avons presque rien `a aimer; il y a de l'amertume, de l'offense dans chacun de nos souvenirs. La civilisation, la science, on nous les a tendues au bout d'un knout.
Qu'avons-nous donc `a d'em^eler avec vos devoirs traditionnels, nous, les mineurs, les d'esh'erit'es? Et comment pourrions-nous franchement accepter une morale fan'ee, une morale ni chr'etienne ni humaine, existant seulement dans les exercices de rh'etorique, et dans les r'equisitoires des procureurs? Quelle v'en'eration voudrait-on nous inspirer pour ce pr'etoire de votre justice barbaro-romaine, pour ces vo^utes lourdes, 'ecrasantes, sans air, sans lumi`ere, reb^aties au moyen ^age, et repl^atr'ees par les affranchis du tiers 'etat? Ce n'est peut-^etre pas l`a le guet-apens des tribunaux russes, mais qui pourrait nous prouver que c'est de la justice? Nous voyons clairement que la distinction entre vos lois et les oukases g^it principalement dans la l'egende du pr'eambule. Les oukases commencent par une v'erit'e accablante: «Le tzar l'ordonne»; vos lois portent en t^ete le mensonge offensant de la triple devise r'epublicaine, l'invocation ironique du nom du Peuple francais. Le Code-Nicolas est dirig'e exclusivement contre les hommes et en faveur de l'autorit'e. Le Code-Napol'eon ne nous para^it pas avoir d'autre caract`ere. Nous tra^inons assez de cha^ines que la force nous a impos'ees pour les alourdir encore d'autres, dues `a notre Propre choix. Sous ce rapport nous nous trouvons parfaitement egaux `a nos paysans. Nous ob'eissons `a la force brutale; nous sommes esclaves parce que nous n'avons pas le moyen de nous affranchir-toutefois du camp ennemi, nous n'accepterons rien.
La Russie ne sera jamais protestante.
La Russie ne sera jamais juste-milieu.
La Russie ne fera pas de r'evolution, dans le seul but de se d'efaire du tzar Nicolas et d'obtenir, pour prix de sa victoire, des repr'esentants-tzars, des tribunaux-tzars, une police-tzare, des lois-tzares.
Nous demandons trop peut-^etre, et nous ne parviendrons `a rien. C'est possible, mais nous ne d'esesp'erons pas; la Russie avant 1848 ne pouvait, ne devait entrer dans la phase r'evolutionnaire: elle n'avait qu'`a faire son 'education, et elle Га fait en ce moment. Le tzar lui-m^eme s'en apercoit; aussi assomme-t-il `a coup de massue les universit'es, les id'ees, les sciences; il s'efforce d'isoler la Russie de l'Europe, de tuer la civilisation; il fait son m'etier.
R'eussira-t-il?
Je l'ai dit ailleurs: il ne faut pas se fier aveugl'ement `a l'avenir; chaque foetus a droit au d'eveloppement, mais chaque foetus ne se d'eveloppe pas pour cela. L'avenir de la Russie ne d'epend pas d'elle seule; il est li'e `a celui de l'Europe enti`ere. Qui pourrait pr'edire le sort du monde slave, lorsque la r'eaction et l'absolutisme auront vaincu la R'evolution en Europe?
Il p'erira peut-^etre, qui le sait?
Mais alors l'Europe p'erira aussi…
Et l'histoire continuera en Am'erique…
J'en 'etais l`a, Monsieur, lorsque j'ai recu les deux derniers feuilletons de votre l'egende. Mon premier mouvement `a cette lecture, fut de jeter mon travail au feu. Pour un coeur aussi noble, aussi sinc`ere que le v^otre, il ne fallait pas attendre la justice d'une r'eclamation du dehors, en faveur d'un peuple m'econnu. Votre ^ame sympathique, aimante, a pris le dessus sur le r^ole de juge inexorable, de vengeur d'un peuple martyr. Vous vous ^etes contredit, mais de pareilles contradictions sont sublimes.
J'ai cependant pens'e en relisant ma lettre, que vous pourriez y trouver quelques nouveaux apercus sur la Russie, et sur le monde slave; je me suis d'ecid'e `a vous l'envoyer. J'ai pleine confiance que vous me pardonnerez de bon coeur les endroits o`u j'ai pu me laisser emporter par une fougue barbare; on n'a pas pour rien du sang cosaque dans les veines. Je tenais tant, Monsieur, `a modifier vos opinions sur le peuple russe; il m''etait si triste, si p'enible de nous voir accabl'es par votre main; je n'ai pu 'etouffer toujours la douleur de mes 'emotions; j'ai laiss'e courir ma plume jusqu'au bout. Je vois maintenant que vous ne d'esesp'erez pas de nous, je vois que sous le cafetan grossier du paysan russe vous avez retrouv'e l'nomme, je le vois, et `a mon tour je vous confesse que nous comprenons parfaitement l'impression que le nom seul de la Russie doit 'eveiller dans l'^ame de tout homme libre. Nous la maudissons souvent nous-m^emes, cette triste patrie. Vous le savez, Monsieur, sans quoi vous n'auriez pas 'ecrit ces remarquables paroles: «Tout ce que nous avons dit sur le n'eant moral de la Russie, est faible en comparaison de ce que les Russes en ont dit eux-m^emes».
Nous aussi, nous sommes revenus de nos oraisons fun`ebres sur la Russie, et avec vous nous disons: «Sous la tombe est une 'etincelle». Vous l'avez devin'ee par l'intuition de l'amour; nous autres, nous l'avons vue, nous l'avons sentie. Cette 'etincelle ne s'est pas 'eteinte dans le sang, ni dans les glaces de la Sib'erie, ni dans les profondeurs des mines et des cachots. Ah, puisse-t-elle couver sous la cendre! La bise ^apre, sauvage, qui souffle de l'Europe, serait de force `a l'an'eantir. La Russie se trouve serr'ee entre deux Sib'eries; l'une blanche de neige, l'autre blanche d'opinion.