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N'eanmoins, cette po'esie apolog'etique avec toute sa sinc'erit'e et toute la beaut'e d'une langue plastique, n''etait ni go^ut'ee ni admir'ee, si ce n'est d'un petit nombre, du clerg'e et des savants. La haute soci'et'e ne lisait rien en russe, la soci'et'e inf'erieure ne lisait rien du tout. La premi`ere production russe qui ait eu une popularit'e immense ne fut ni une 'ep^itre adress'ee `a l'imp'eratrice, ni une ode inspir'ee par les ravages inhumains et les massacres glorieux de Souvoroff, mais une com'edie, une satire mordante contre les gentill^atres de la province. Tandis que Derjavine ne voyait, `a travers les rayons de la gloire qui entouraient le tr^one, que l'imp'eratrice, Fonvisine, esprit caustique, voyait le c^ot'e oppose il riait am`erement de cette soci'et'e demi-barbare, de ses allures de civilisation. Ce fut le premier auteur dans les 'ecrits ducmel perc^at le principe d'emoniaque de sarcasme et d'indignation, qui devait d`es lors traverser toute la litt'erature russe et s’en rendre l'esprit dominant. Dans cette ironie, dans cette flagellation o`u rien n'est m'enag'e, pas m^eme la personne de l'auteur, il y a pour nous une joie de vengeance, de consolation maligne; par ce rire nous rompons la solidarit'e qui existe entre nous et ces amphibies qui ne savent ni garder la barbarie ni acqu'erir la civilisation et qui seuls surnagent `a la surlace otlicielle de la soci'et'e russe. Une protestation infatigable suivit pas `a pas cette anomalie. Elle fut ardente, incessante.
L'autopsie pathologique forma le caract`ere dominant de la litt'erature moderne. Ce lut une nouvelle n'egation de l'ordre des choses existant, qui surgit en d'epit de la volont'e imp'eriale du fond de la conscience r'eveill'ee, cri d'horreur de chaque g'en'eration qui craignait de se voir confondue avec ces ^etres d'egrad'es.
La litt'erature russe, au XVIIIe si`ecle, ne fut au fond qu'une noble occupation de quelques esprits, sans inlluence sur la soci'et'e. La premi`ere inlluence s'erieuse qui imprima de suite un autre caract`ere au dilettantisme litt'eraire vint de la franc – maconnerie. Celle-ci 'etait tr`es r'epandue en Russie vers la tin du r`egne de Catherine II. Son chef, Novikolf, 'etait un de ces grands personnages dans l'histoire qui font des prodiges sur une sc`ene qui doit n'ecessairement rester dans les t'en`ebres; un de ces guides d'id'ees souterraines dont l'oeuvre ne se manileste qu'au moment de l''eclat. Novikolf 'etait imprimeur de son 'etat, il fonda des librairies et des 'ecoles dans plusieurs villes, il 'edita la premi`ere revue russe. Il taisait faire des traductions et les publiait `a ses frais. C'est ainsi qu'on vit de son temps para^itre la traduction de l'Esprit des Lois, d'Emile, de divers articles de l'Encyclop'edie, ouvrages que la censure de notre 'epoque ne permettrait certainement pas d'imprimer. Dans toutes ces entreprises, Novikolf fut puissamment aid'e par la franc-maconnerie dont il 'etait grand-ma^itre. Quelle oeuvre immense, que la pens'ee hardie de r'eunir dans un int'er^et moral, dans une tamille tralernclle tout ce qu'il y avait intellectuellement de m^ur, depuis le grand seigneur de'empire, tel que le prince Lopoukhine, jusqu'au pauvre pr'ecepteur d''ecole et au chirurgien de district.
L'imp'eratrice Catherine fit jeter Novikoff dans la citadelle de P'etersbourg et l'exila ensuite. Ce fut dans les derni`eres ann'ees de son r`egne, o`u son caract`ere commencait `a s'alt'erer. Avec Potiomkine dispara^it la po'esie des favoris, une d'ebauche grossi`ere remplace une volupt'e brillante et splendide. Les petites soir'ees de l'Ermitage, p'etillantes d'esprit, firent place aux orgies sauvages des Zoritch. En attendant, la r'evolution francaise atteignait son apog'ee. Le tonnerre r'evolutionnaire troublait le sommeil des monarques, sur le Danube comme sur la Neva. Catherine en vieillissant devenait inqui`ete, soupconneuse m^eme `a l''egard de son fils. Elle voyait avec d'efiance la franc-maconnerie acqu'erir une force nouvelle, ind'ependante de sa volont'e; on parlait beaucoup de la part que les illumin'es et les martinistes avaient prise `a la r'evolution, et au milieu de ces bruits, elle apprit que le grand-duc Paul 'etait initi'e `a la franc-maconnerie parNovikolf. Dix ans auparavant, Catherine aurait fait chercher Novikoff et aurait vu que ce n''etait point un obscur conspirateur dynastique, mais alors elle aima mieux le ch^atier que l'entretenir.
Cet homme infatigable forma avant sa chute le dernier grand 'ecrivain de cette p'eriode, Karamzine. L'influence de ce dernier sur la litt'erature peut ^etre compar'ee `a l'influence de Catherine sur la soci'et'e; il l'a humanis'ee. Il y avait en lui quelque chose de St. R'eal, de Florian et d'Ancillon, un point de vue philosophique et moral, des phrases philantropiques, des larmes toujours acquises au malheur, une r'epulsion pour tout abus de forces, beaucoup d'amour pour la civilisation, un patriotisme tant soit peu rh'etorique, le tout sans unit'e, sans pens'ee dirigeante, sans une seule conviction profonde. Il y eut quelque chose d'ind'ependant et de pur dans ce jeune litt'erateur, entour'e d'un monde d'ambitions subalternes et d'un crasse mat'erialisme. Karamzine fut le premier litt'erateur russe lu des dames.
C'est un grand avantage pour notre litt'erature que nos premiers auteurs ont 'et'e des hommes du monde. Ils firent passer dans la litt'erature une certaine 'el'egance de bonne compagnie, une sobri'et'e de paroles une noblesse d'images qui distinguent la conversation des hommes bien 'elev'es. L''el'ement grossier et vulgaire qui se rencontre parfois dans la litt'erature allemande n'a jamais p'en'etr'e dans les livres russes.
La grande oeuvre de Karamzine, le monument qu'il a 'elev'e a la post'erit'e sont les douze volumes de son histoire russe. Oeuvre consciencieuse de la moiti'e de son existence et dont l'analyse n'entre pas dans notre plan, son histoire a beaucoup contribu'e `a tourner les esprits vers l''etude de la patrie. Si l'on songe au chaos qui a pr'ec'ed'e Karamzine, dans l'histoire russe, et au travail qu'il a d^u employer pour le d'eblayer et pour donner une exposition claire et v'eridique du sujet, l'on comprendra qu'il y aurait de l'injustice `a ne pas reconna^itre ses services.
Ce qui manquait `a Karamzine, ce fut cet 'el'ement sarcastique qui de Fonvisine s''etendit `a Kryloff et m^eme `a Dmitrieff, l'ami intime de Karamzine. Il y avait quelque chose d'allemand dans le tendre et b'en'evole Karamzine. On pouvait pr'edire que Karamzine tomberait avec sa sentimentalit'e dans les iilets imp'eriaux, comme le fit plus tard le po`ete Joukofski.
L'histoire de la Russie rapprocha Karamzine de l'empereur Alexandre. Il lui lisait les pages audacieuses o`u il fl'etrissait la tyrannie de Jean le Terrible et jetait des immortelles sur la tombe de la r'epublique de Novgorod. Alexandre l’ 'ecoutait avec attention et 'emotion et pressait doucement la main de l'historiographe. Alexandre 'etait trop bien 'elev'e pour trouver bon que Jean f^it parfois scier ses ennemis en deux et pour ne pas soupirer sur le sort de Novgorod, sachant bien que le comte Araktch'eietf y introduisait d'ej`a les colonies militaires. Karamzine, plus 'emu encore, restait 'epris des charmes de la bont'e imp'eriale. Mais o`u l'ont conduit ses pages audacieuses, ses indignations, ses condol'eances? Qu'a-t-il appris dans l'histoire russe, quel r'esultat a-t-il tir'e de ses recherches, lui qui, dans la pr'eface de son histoire, dit que l'histoire du pass'e est l'enseignement de l'avenir? Il n'y puisa qu'une seule id'ee: «Les peuples sauvages aiment la libert'e et l'ind'ependance, les peuples civilis'es l'ordre et la tranquillit'e» – un seul r'esultat: «la r'ealisation de l'id'ee de l'absolutisme» devant le d'eveloppement duquel il reste en extase et qu'il poursuit depuis Monomakh jusqu'aux Romanoff.
L'id'ee de la grande autocratie, c'est l'id'ee du grand esclavage. Peut-on se figurer qu'un peuple de soixante millions n'existe que pour r'ealiser… l'esclavage absolu?
Karamzine mourut dans les bonnes gr^aces de l'empereur Nicolas.
Comme on le voit, la p'eriode que nous avons parcourue n'est que l'adolescence de la civilisation et de la litt'erature russes. La science florissait encore `a l'ombre du tr^one, et les po`etes chantaient leurs tzars sans ^etre leurs esclaves. On ne trouve presque pas d'id'ees r'evolutionnaires, la grande id'ee r'evolutionnaire 'etait encore la r'eforme de Pierre. Mais le pouvoir et la pens'ee, les oukases imp'eriaux et la parole humaine, l'autocratie et la civilisation ne pouvaient plus aller ensemble. Leur alliance m^eme au XVIIIe si`ecle frappe d''etonnement. Mais comment aurait-il pu en ^etre autrement, lorsque l'h'eritier des tzars, le dynaste, le successeur d'Alexis, enfin l'autocrate de toutes les Russies, de la Blanche et de la Rouge, de la Grande et de la Petite, Pierre Ier, 'etait, en m^eme temps, un jacobin anticip'e et un terroriste r'evolutionnaire?
IV
1812–1825
La guerre de 1812 termina la premi`ere partie de la p'eriode de P'etersbourg. Jusque-l`a le gouvernement avait 'et'e en t^ete du mouvement; d`es lors la noblesse se mit au pas avec lui. Jusqu'en 1812, on doutait des forces du peuple et l'on avait une foi in'ebranlable dans la toute-puissance du gouvernement: Austerlitz 'etait loin, on prenait Eylau pour une victoire et Tilsit pour un 'ev'enement glorieux. En 1812, l'ennemi passa Memel, traversa la Lithuanie et se trouva devant Smolensk, cette «clef» de la Russie. Alexandre terrifi'e accourut `a Moscou pour implorer le secours de la noblesse et du n'egoce. Il les invita an palais d'e laiss'e du Kremlin pour aviser au secours de la patrie. Depuis Pierre Ier, les souverains de la Russie n'avaient pas parl'e au peu pie; il fallait supposer le danger grand, `a la vue de l'empereui Alexandre, au palais, et du m'etropolitain Platon, `a la cath'edrale, parlant du p'eril qui menacait la Russie.