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Et m^eme en ne consid'erant la Russie qu'`a son point de vue gouvernemental, ne croyez-vous pas qu'il f^ut utile de faire plus ample connaissance avec ce voisin incommode qui sait placer dans chaque coin de l'Europe ici un espion, l`a une ba"ionnette? Le gouvernement russe touche `a la M'editerran'ee par sa protection de la Porte-Ottomane, au Rhin par sa protection des cousins et beaux-fr`eres d'Allemagne, et `a l'Atlantique par sa protection de l'ordre en France.
Il faudrait, dis-je, appr'ecier `a sa juste valeur ce protecteur universel, et voir, si cet 'etrange empire n'eut, en effet, d'autre raison d'existence que cette vocation hideuse que s'est donn'ee le gouvernement de St.-P'etersbourg, d'^etre une borne jet'ee au travers de la route royale de l'humanit'e.
L'Europe touche `a un cataclysme terrible. Le monde du moyen ^age finit; le monde f'eodal se meurt. Les r'evolutions politiques et religieuses s'affaissent sous le poids de leur impuissance; elles ont accompli de grandes choses, mais elles n'ont pas suffi `a leur t^ache; elles ont d'epouill'e le tr^one et l'autel de leur prestige, sans r'ealiser la libert'e; elles ont allum'e dans les coeurs des d'esirs sans offrir aucun moyen de les satisfaire. Parlementarisme, protestantisme, tout cela n'a 'et'e qu'ajournement, salut provisoire, endiguement, qui arr^eta pour quelques moments la mort et la naissance. Ce temps est r'evolu. Depuis 1848, l'on s'apercoit que ni les r'eminiscences du droit romain, ni une pi`etre l'egalit'e, ni une maigre philosophie d'eiste, ni un rationalisme religieux st'erile, ne peuvent ajourner l'accomplissement des destin'ees sociales.
L'orage approche, on ne peut plus s'y m'eprendre; r'evolutionnaires et r'eacteurs en conviennent. Le vertige s'empare de tout le monde; une question lourde, une question de vie et de mort, opprime la Poitrine. On est inquiet, agit'e; on se demande si l'Europe, vieux Proth'ee, cet organisme us'e, pourra trouver encore assez de force pour op'erer sa r'eg'en'eration. On redoute la r'eponse, on fr'emit d'incertitude.
La question est grave en effet.
Oui, la vieille Europe, pourra-t-elle changer son sang atrophi'e et s''elancer `a perte de vue dans cet avenir sans bornes qui nous entra^ine d'une force irr'esistible, passionn'ee, fatale, vers lequel nous nous pr'ecipiterons envers et contre tout, dussions-nous passer sur les ruines de nos maisons paternelles, disperser les tr'esors des civilisations 'ecoul'ees et les richesses de la derni`ere culture?
Des deux c^ot'es la position est 'egalement appr'eci'ee. L'Europe rentre dans la nuit morne et 'epaisse qui doit pr'ec'eder l'aube de cette lutte d'ecisive. Ce n'est plus une existence, c'est une attente, une anxi'et'e. Tout est renvers'e. Plus de l'egalit'e, plus de justice, plus de simulacre de libert'e; une inquisition la"ique et irr'eligieuse r`egne en absolue; les lois sont remplac'ees par le code soldatesque d'une place assi'eg'ee. Une seule force morale pr'eside, dicte et ordonne; c'est la peur; elle suffit. Toutes les questions sont repouss'ees au second plan devant le grand int'er^et r'eactionnaire. Les gouvernements en apparence les plus oppos'es de principes se fondent fraternellement dans une seule police oecum'enique. L'empereur de Russie, sans cacher sa haine contre les Francais, r'ecompense le pr'efet de la police de Paris; le roi de Naples, de sa main de ge^olier, d'ecore le pr'esident de la R'epublique. Le roi de Berlin, affubl'e d'un uniforme russe, court `a Varsovie'se jeter dans les bras de sonennemi l'empereur d'Autriche sous la b'en'ediction tut'elaire de Nicolas, ce tzar schismatique qui, `a son tour, offre ses troupes au Pontife de Rome. Au milieu de ce sabbat, de cette nuit walkyrienne de la r'eaction, toute s'ecurit'e individuelle a disparu; aucune des garanties qui existent m^eme dans les soci'et'es les moins avanc'ees, en Chine, en Perse, n'est plus respect'ee dans les capitales du monde ex-civilis'e.
On ne se retrouve plus. Est-ce bien l`a l'Europe que nous avons connue et aim'ee?
En v'erit'e, s'il n'y avait pas d'Angleterre, libre et fi`ere, si ce diamant ench^ass'e dans l'argent de la mer, comme dit Shakespeare, cessait de briller; si la Suisse pa'r crainte du C'esar persistait comme l'ap^otre Pierre `a renier son principe; si le Pi'emont, ce seul bras libre et fort de l'Italie, si ce refuge, dis-je, de la civilisation chass'ee du Nord et se repliant derri`ere les Alpes sans oser nasser les Apennins, venait soudain `a se fermer aux sentiments humains; si, en un mot, ces trois pays allaient ^etre infect'es du souffle d'el'et`ere de Paris et de Vienne, l'on pourrait croire que]a dissolution du vieux monde e^ut d'ej`a 'et'e perp'etr'ee par les mains parricides des conservateurs, et que la barbarie e^ut d'ej`a commenc'e en France et en Allemagne.
Au milieu de ce chaos, de cette agonie en d'emence, de cet enfantement douloureux; au milieu de ce monde qui s''ecroule putr'efi'e autour d'un berceau, les regards se dirigent involontairement vers l'Orient.
Pareil `a une montagne sombre qui se d'egage du brouillard, on y distingue un empire menacant, hostile; on dirait m^eme qu'il s'avance comme une avalanche ou comme un h'eritier impatient, pr^et `a acc'el'erer la lenteur des derniers moments du moribond.
Cet empire, inconnu il y a deux si`ecles, s'est tout `a coup pr'esent'e grossi`erement, et sans invitation, sans droit, il est venu s'asseoir, le verbe haut, au concile des souverains de l'Europe, en r'eclamant sa part du butin `a la conqu^ete duquel il n'avait nullement contribu'e.
Personne n'osa lui contester ses pr'etentions de s'immiscer dans les affaires de l'Europe.
Charles XII tenta l'essai, mais son glaive jusque-l`a invincible se brisa `a la t^ache; Fr'ed'eric II voulut s'opposer aux empi'etements de la cour de P'etersbourg; Koenigsberg et Berlin tomb`erent au pouvoir de l'ennemi du Nord. Le tzar Napol'eon p'en'etra a la t^ete d'un demi-million d'hommes jusqu'au coeur du g'eant. H en sortit furtivement, seul, dans un mis'erable tra^ineau de poste. L'Europe vit avec stup'efaction la fuite de Napol'eon, les nu'ees de Cosaques volant `a sa poursuite, les arm'ees russes s'acheminant vers Paris et jetant sur leur chemin, `a l'Allemagne, l'aum^one de son ind'ependance nationale. Vampire monstrueux, il ne semble exister que pour guetter les fautes des peuples et des rois. Hier nous l'avons vu presque 'ecraser l'Autriche en l'aidant contre a Hongrie, demain nous le verrons proclamer la Marche de Brandebourg province de l'empire russe, pour donner appui au roi de Berlin.
Et dire que, `a la veille du grand combat, l'on sait si peu sur ce nouveau lutteur, arrogant, arm'e de pied en cap, et pr^et `a passer la fronti`ere au premier appel de ses amis de la r'eaction! A peine conna^it-on son armure, les couleurs de son drapeau, et l'on se tient `a sa parole officielle, `a des notions vagues, sans remarquer ce qu'il y a de contradictoire dans tous les r'ecits qui circulent `a son sujet.
Les uns ne parlent que de l'omnipotence du tzar, de l'insolence gouvernementale, de la servilit'e des sujets; les autres disent que l'imp'erialisme de P'etersbourg n'est point national, que le peuple, courb'e sous le double joug du souverain et de la noblesse, souffre l'oppression mais ne l'accepte pas, qu'il n'est pas annihil'e mais seulement malheureux. Et pourtant cette m^eme population sert de ciment `a ce tout colossal qui l'opprime. D'autres viennent ajouter que le peuple russe est une vile multitude d'ivrognes et d'ilotes, et tels autres encore constatent en Russie une race intelligente et bien dou'ee.