Шрифт:
Nous serions donc autoris'es, en raison m^eme de ces pr'esages, `a exiger de lui une 'etude un peu plus approfondie de ce Peuple; n'eanmoins nous devons avouer que s'il a n'eglig'e les deux tiers de la vie russe, il en a compris tr`es bien le dernier tiers et l'а d'epeint de main de ma^itre en beaucoup d'endroits. Quoiqu'en dise l'autocratie de la cour de P'etersbourg, encore faut-il qu'elle accorde que le portrait est frappant dans ses traits principaux.
Custine sentait lui-m^eme qu'il n'avait 'etudi'e que la Russie gouvernementale, la Russie de P'etersbourg. Il prend comme 'epigraphe le passage de la Bible: «Tel <qu'est> le prince de la ville, tels sont aussi les citoyens». Mais ces paroles ne conviennent pas `a la Russie dans sa p'eriode actuelle. Le proph`ete pouvait le dire des Juifs de son temps, comme aujourd'hui chacun peut le dire de l'Angleterre. La Russie ne s'est pas encore form'ee. La p'eriode de P'etersbourg fut une r'evolution n'ecessaire en son temps, mais dont la n'ecessit'e est d'ej`a moindre aujourd'hui.
Rien ne saurait ^etre plus oppos'e au brillant et l'eger marquis de Custine, que le flegmatique agronome westphalien, baron de Haxthausen, conservateur, 'erudit de vieille souche et l'observateur le plus bienveillant du monde. Haxthausen vint en Russie dans un but qui n'y avait amen'e encore personne avant lui. Il voulait 'etudier `a fond les moeurs des paysans russes. Apr`es s'^etre occup'e longtemps d''economie rurale en Allemagne, il rencontra par hasard quelques d'ebris des institutions de la commune rurale chez les Slaves; il s'en 'emerveilla d'autant plus, qu'il les trouva enti`erement oppos'ees `a toutes les autres institutions du m^eme genre.
Cette d'ecouverte le frappa tellement qu'il vint en Russie pour y examiner de pr`es les communes rurales. Haxthausen, instruit d`es son enfance que toute puissance vient de Dieu, habitu'e d`es ses plus jeunes ans `a v'en'erer tous les gouvernements, Haxthausen ayant conserv'e les id'ees politiques du temps de Puffendorf et de Hugo Grotius, ne pouvait se d'efendre d'admirer la cour de P'etersbourg. Il se sentait 'ecras'e par cette puissance qui a six cent mille soldats pour sa d'efense et neuf mille verstes de terrain pour ses bannis. Etonn'e et an'eanti par la grandeur effrayante de cette autocratie, il quitta heureusement bient^ot P'etersbourg, resta quelque temps `a Moscou et s''eclipsa pour toute une ann'ee.
Cette ann'ee, Hasthausen l'employa `a une 'etude approfondie de la commune rurale en Russie. Le r'esultat de ses recherches ne fut pas tout `a fait semblable `a celui de Custine. Il dit, en effet, qu'en Russie, la commune rurale est tout. L`a, suivant l'opinion du baron, est la clef du pass'e de la Russie et le germe de son avenir, la monade vivifiante de l'Etat russe. «Chaque commune rurale, dit-il, est, en Russie, une petite R'epublique, qui se gouverne elle-m^eme pour ses affaires int'erieures, qui ne conna^it ni propri'et'e fonci`ere personnelle, ni prol'etariat; qui a 'elev'e `a l''etat de fait accompli depuis longtemps une partie des utopies socialistes; on se sait pas vivre autrement ici; et l'on n'y a m^eme jamais autrement v'ecu».
Je partage enti`erement l'opinion de Haxthausen; mais je crois qu'en Russie la commune rurale n'est pas tout non plus. Haxthausen a vraiment saisi le principe vivifiant du Peuple russe; mais, dans sa pr'evention native pour tout ce qui est patriarcal et, sans aucun talent de critique, il n'a pas vu, que c'est pr'ecis'ement le c^ot'e n'egatif de la vie communale qui a provoqu'e la r'eaction de P'etersbourg. S'il n'y avait pas eu compl`ete absorption de la personnalit'e dans la commune, cette autocratie, dont parle Custine avec un si juste effroi, n'aurait pu se former.
Il me semble qu'il y a dans la vie russe quelque chose de plus 'elev'e que la commune et de plus fort que le pouvoir; ce quleque chose est difficile `a exprimer par des mots, et plus difficile encore `a indiquer du doigt. Je parle de cette force intime n'ayant pas enti`erement conscience d'elle-m^eme, qui tenait si merveilleusement le Peuple russe sous le joug des hordes mongoles et de la bureaucratie allemande, sous le knout oriental d'un Tartare et sous la verge occidentale d'un caporal; je parle de cette force intime, `a l'aide de laquelle s'est conserv'ee la physionomie ouverte et belle et la vive intelligence du paysan russe, malgr'e la discipline avilissante du servage, et qui, au commandement imp'erial de se civiliser, a r'epondu, apr`es un si`ecle, par la colossale apparition d'un Pouchkin; je parle de cette force, enfin, et de cette confiance en soi qui s'agite dans notre poitrine. Cette force, en dehors de tous les accidents ext'erieurs et malgr'e eux, a conserv'e le Peuple russe et prot'eg'e cette foi in'ebranlable qu'il a en lui-m^eme: `a quelle fin?.. C'est ce que le temps nous apprendra.
«Communes rurales russes et r'epublique, villages slaves et institutions sociales». Ces mots, ainsi accoupl'es, r'esonnent sans doute d'une mani`ere bizarre aux oreilles des lecteurs de Haxthausen. Beaucoup, j'en suis s^ur, demanderont si l'agronome westphalien 'etait dans son bon sens; et pourtant Haxthausen a parfaitement raison; l'organisation sociale des communes rurales en Russie est une v'erit'e tout aussi grande que la puissante organisation slave du syst`eme politique. Cela est 'etrange!.. Mais n'est-il pas encore plus 'etrange, qu'`a c^ot'e des fronti`eres europ'eennes un Peuple ait v'ecu pendant mille ans, qui compte aujourd'hui cinquante millions d'^ames, et qu'au milieu du dix-neuvi`eme si`ecle sa mani`ere de vivre soit pour l'Europe une nouveaut'e inou"ie?
La commune rurale russe subsiste de temps imm'emorial, et les formes s'en retrouvent assez semblables chez toutes les tribus slaves. L`a, ou elle n'existe pas, c'est qu'elle a succomb'e sous l'influence germanique. Chez les Serbes, les Bulgares et les Mont'en'egrins, elle s'est conserv'ee plus pure encore qu'en Russie. La commune rurale repr'esente pour ainsi dire l'unit'e sociale, une personne morale, l'Etat n'a jamais d^u aller au-del`a; elle est le propri'etaire, la personne `a imposer; elle est responsable pour tous et chacun, et par suite autonome en tout ce qui concerne ses affaires int'erieures.