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La r'evolution d'octobre et le triumvirat romain ont r'ehabilit'e la r'eputation de ces villes. Mais ce n'est pas tout. Il est tr`es vrai que le paysan russe, toutes les fois qu'il le peut, trompe le gentilhomme et l'officier public, qui ne s'abstiennent de le tromper `a leur tour que parce qu'ils trouvent beaucoup plus simple de le d'epouiller. Tromper ses ennemis, en pareil cas, c'est faire preuve d'intelligence. Au contraire, les paysans russes, dans leurs rapports entre eux, se montrent pleins d'honneur et de loyaut'e. La preuve, c'est que jamais ils ne dressent entre eux de contrat par 'ecrit. La terre est partag'ee dans les communes, et l'argent dans les associations de travailleurs. A peine, dans l'espace de dix ann'ees et plus, se produit-il `a cet 'egard, deux ou trois proc`es.
Le Peuple russe est religieux parce qu'un Peuple, dans les circonstances politiques actuelles, ne peut pas ^etre sans religion. Une conscience 'eclair'ee est une cons'equence du progr`es; la v'erit'e et la pens'ee, jusqu'`a pr'esent, n'existent que pour le petit nombre. Au Peuple, la religion tient lieu de tout; elle r'epond `a toutes ses questions d'esth'etique et de philosophie qui se rencontrent `a tous les degr'es dans l'^ame humaine. La po'esie fantastique de la religion sert de d'elassement aux travaux prosa"iques de l'agriculture et de la coupe des foins. Le paysan russe est superstitieux, mais indiff'erent `a l''egard de la religion, qui, d'ailleurs, est pour lui lettre close. Il observe exactement toutes les pratiques ext'erieures du culte, pour en avoir le coeur net; il va le dimanche `a la messe, pour ne plus penser de six jours `a l''eglise. Les pr^etres, il les m'eprise comme des paresseux, comme des gens avides qui vivent `a ses d'epens. Dans toutes les obsc'enit'es populaires, dans toutes les chansons des rues, le h'eros, objet de ridicule et de m'epris, est toujours le pope et le diacre ou leurs femmes.
Quantit'e de proverbes t'emoignent de l'indiff'erence des Russes en mati`ere de religion: «Tant que le tonnerre ne gronde pas et que l''eclair ne frappe pas, le paysan ne se signe pas». «Fie-toi en Dieu, mais encore plus en toi». Custine raconte que le postillon qui d'efendait, en plaisantant, son penchant `a de petits larcins, disait: «C'est une chose inn'ee dans l'homme, et si le Christ n'a pas vol'e, c'est qu'il en 'etait emp^ech'e par les blessures de ses mains». Tout cela montre que l'on ne rencontre chez ce Peuple ni le fanatisme farouche que nous trouvons en Belgique et `a Lucerne, ni cette foi aust`ere, froide et sans esp'erance, que l'on remarque `a Gen`eve et en Angleterre, comme en g'en'eral chez les Peuples qui ont 'et'e longtemps sous l'influence des j'esuites et des calvinistes.
Dans le sens propre du mot, les schismatiques seuls sont religieux. La raison n'en est pas seulement dans le caract`ere national, mais dans la religion elle-m^eme. L'Eglise grecque n'a jamais 'et'e extraordinairement propagandiste et expansive; plus fid`ele que le catholicisme `a la doctrine 'evang'elique, sa vie, par cela m^eme, s'est r'epandue moins au dehors; m^urie sur le sol putr'efi'e de Byzance, elle s'est concentr'ee dans l'int'erieur des cellules monastiques, elle s'est occup'ee, surtout, de controverse th'eologique et de questions de th'eorie; subjugu'ee par le pouvoir temporel, elle s'est 'eloign'ee, en Russie, plus encore que dans l'empire byzantin, des int'er^ets de la politique. A partir du dixi`eme si`ecle jusqu'`a Pierre Ier on ne conna^it qu'un seul pr'edicateur populaire, et, `a celui-l`a, le patriarche lui imposa silence.
Je regarde comme un grand bonheur pour le Peuple russe, Peuple ais'ement impressionnable et doux de caract`ere, qu'il n'ait pas 'et'e corrompu par le catholicisme. Il a ainsi 'echapp'e en m^eme temps `a un autre fl'eau. Le catholicisme, comme certaines affections malignes, ne peut se traiter que par des poisons; il tra^ine fatalement apr`es lui le protestantisme qui n'affranchit d'un c^ot'e les esprits que pour les mieux encha^iner de l'autre. Enfin la Russie, n'appartenant pas `a la grande unit'e de l'Eglise d'Occident, n'a pas besoin non plus de se m^eler `a l'histoire de l'Europe.
Je n'ai pas trouv'e davantage dans le Peuple russe qu'il f^ut bien affectionn'e au tr^one et pr^et `a se d'evouer pour lui. Il est vrai que le paysan russe voit dans l'empereur un protecteur contre ses ennemis imm'ediats; qu'il le consid`ere comme la plus haute expression de la justice, et qu'il croit `a son droit divin, comme y croient plus ou moins tous les Peuples monarchiques de l'Europe. Mais cette v'en'eration ne se manifeste par aucun acte, et son attachement `a l'empereur n'en ferait ni un vend'een, ni un carliste espagnol; cette v'en'eration ne va pas jusqu'`a ce touchant amour qui nagu`ere encore ne permettait pas `a certain Peuple de parler de princes sans verser des larmes.
Il faut aussi avouer que le Peuple russe s'est refroidi dans son amour pour le tr^one, depuis que, gr^ace `a la bureaucratie europ'eenne, il s'est d'etourn'e du gouvernement. Un mouvement dynastique, comme celui qui 'eclata, par exemple, en faveur du faux D'em'etrius, est aujourd'hui tout `a fait impossible. Depuis Pierre Ier, le Peuple n'a pris aucune part `a toutes les r'evolutions de P'etersbourg. Quelques pr'etendants, une poign'ee d'intrigants et de gardes pr'etoriennes ont, de 1725 `a 1762, fait passer de main en main le tr^one imp'erial. Le Peuple s'est tu impassible et sans s'inqui'eter que la princesse de Brunswick ou de Courlande, le duc de Holstein ou sa femme, de la famille d'Anhalt-Zerbst, fussent reconnus par la camarilla comme empereurs et Romanoff: ils lui 'etaient tous inconnus, et de plus ils 'etaient Allemands.
L'insurrection de Pougatcheff eut un tout autre sens: ce fut la derni`ere tentative, l'effort supr^eme du Cosaque et du serf pour s'affranchir du cruel joug qui s'appesantissait visiblement sur eux chaque jour davantage. Le nom de Pierre III ne fut rien qu'un pr'etexte; ce nom seul n'e^ut pas eu la vertu de soulever quelques provinces. Pour la derni`ere fois, en 1812, un int'er^et politique anima le Peuple russe. Ce Peuple est persuad'e qu'il est impossible de le vaincre chez lui; cette pens'ee est au fond de la conscience de tout paysan russe, c'est l`a sa religion politique. Lorsqu'il vit l''etranger appara^itre en ennemi sur son territoire, il laissa reposer sa charrue et saisit le fusil. En mourant sur le champ de bataille «pour le blanc tzar et la sainte m`ere de Dieu», comme il disait, il mourait en r'ealit'e pour l'inviolabilit'e du sol russe.