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Herv'e Martel, heureux d’apercevoir enfin le sucrier qu’une coupe de fruits avait jusqu’alors dissimul'e `a ses yeux, allait s’empresser de rendre le service demand'e.
— Vous vous demandez, monsieur, pourquoi je fais appel `a vos bons offices. C’est que je suis manchot des deux bras.
— C’est moi qui dois m’excuser, monsieur. J’ai d^in'e tr`es pr'ecipitamment et je vous avoue que je n’avais pas remarqu'e…
— … mon infirmit'e. Vous ^etes tout excus'e, monsieur et vous ne pouvez savoir, au contraire, l’extraordinaire plaisir que j’'eprouve lorsque parfois, comme il vient d’arriver pour vous, je m’apercois que quelqu’un ne l’a pas remarqu'ee. Si vous saviez comme il est triste de toujours passer aux yeux de ses contemporains pour une monstruosit'e ou tout au moins comme un objet de curiosit'e.
— Je vous comprends, dit Herv'e Martel, ou du moins je compatis `a votre douleur. Vous avez donc eu un accident terrible, monsieur ?
— Terrible, en effet.
L’infirme qui buvait son caf'e `a l’aide d’un chalumeau de verre continua sur le ton des confidences :
— Je n’ai pas trente ans, monsieur et il y a six mois j’avais les deux bras. Je suis ing'enieur et c’est en visitant une usine, en voulant arracher un pauvre diable d’ouvrier qu’une courroie de transmission entra^inait que j’ai eu les deux bras broy'es. J’ai 'et'e assez heureux pour sauver l’homme, mais cependant je dois vous avouer, vous confesser qu’il y a des moments o`u je regrette de m’^etre trouv'e l`a. Je regrette au moins de n’^etre pas mort.
Herv'e Martel voulut le r'econforter.
— Allons. Vous ^etes ing'enieur, au moins vous devez trouver dans des 'etudes scientifiques un soulagement ?
— Vous vous trompez. Monsieur. C’est un peu l’histoire des enfants malades qui, souffrant de la t^ete se lamentent en disant qu’il vaudrait bien mieux avoir mal aux pieds. Non, monsieur, ne croyez pas que je puisse encore avoir de vraies satisfactions intellectuelles. D’ailleurs, pratiquement, je ne puis plus exercer, je suis incapable, songez-y bien, d’'ecrire une addition.
Le manchot s’'etait lev'e, son caf'e bu, il accompagna jusqu’`a l’embrasure d’une fen^etre Herv'e Martel :
— Vous mettriez le comble `a votre obligeance, d'eclara-t-il, si vous vouliez bien, cher monsieur, me passer une cigarette et m’aider `a l’allumer. Vous voyez o`u j’en suis, `a faire continuellement le mendiant moral, `a r'eclamer perp'etuellement aide et assistance. Bah, tant pis, et je vous demande pardon d’^etre si lugubre. Vous alliez sortir, sans doute ? vous occuper de vos affaires, du Triumph ?
— Vous savez ?
— Oui, j’ai bavard'e avec Pastel.
— Un imb'ecile.
— Mais non, un homme intelligent, mais un commercant. L’avez-vous d'ecid'e ?
— Non, j’ai mieux que lui.
Pastel, dont l’inconnu venait de parler 'etait un bonhomme au caract`ere bizarre qui, depuis son arriv'ee `a Cherbourg, faisait le d'esespoir d’Herv'e Martel.
Pastel 'etait en effet un des gros entrepreneurs francais sp'ecialis'es dans les op'erations de renflouement, de sauvetage des bateaux naufrag'es. Ancien matelot qui, chose curieuse, avait renonc'e `a son m'etier parce qu’il n’avait jamais pu dominer les terribles souffrances du mal de mer, il 'etait devenu un excellent scaphandrier d’abord, un intr'epide sauveteur ensuite. L`a o`u d’autres avaient 'echou'e, il avait r'eussi brillamment. Sa renomm'ee petit `a petit avait grandi et de la sorte, devenu universellement r'eput'e dans les milieux maritimes, il avait pu, gr^ace `a un labeur acharn'e second'e par une folle t'em'erit'e, monter une v'eritable entreprise de sauvetage, utilisant de nombreux employ'es, disposant d’un mat'eriel perfectionn'e, de pontons submersibles, de grues puissantes, de cha^ines, de dragues, de tous les outils enfin qui peuvent concourir `a la remise `a flot d’un navire englouti. C’'etait `a Pastel que le courtier maritime avait tout de suite song'e lorsqu’il avait appris que le Triumphavait sombr'e.
« La rade du port de guerre n’est pas si profonde, avait estim'e Herv'e Martel pour qu’il soit impossible, vraisemblablement de renflouer le cargo boat. De plus si le renflouement du Triumphen lui-m^eme est une op'eration trop difficile, c’est bien le diable si Pastel ne parvient pas `a extraire de la cale les caisses d’or qui seules m’int'eressent, et qu’il faut que je sauve, co^ute que co^ute, ou c’est la ruine. » Ce n’'etait 'evidemment pas mal raisonn'e et cependant Herv'e Martel, escomptant le secours de Pastel, avait 'et'e au-devant d’une terrible d'esillusion. Non seulement Pastel avait hauss'e les 'epaules quand on lui avait parl'e de renflouer le Triumph, mais encore il avait nettement d'eclar'e que toute tentative de sauvetage des caisses d’or 'etait vou'ee d’avance `a l’insucc`es.
— C’est pas de veine, avait affirm'e Pastel, demeurant in'ebranlable devant les objurgations du courtier, mais c’est indiscutable. L`a o`u le Triumpha coul'e il y a un trou de pr`es de quarante ou cinquante brasses et de plus, je m’en suis assur'e moi-m^eme par des sondages, le malheureux bateau est sur le flanc, dans un 'equilibre si pr'ecaire qu’il n’y a pas moyen d’y envoyer des scaphandres. Ce serait exposer la vie des hommes et cela pour rien, je vous le r'ep`ete.
Herv'e Martel, 'epouvant'e `a l’id'ee qu’on ne pouvait m^eme rien tenter pour arracher aux flots les fameuses caisses d’or, avait insist'e tant qu’il avait pu, Pastel 'etait demeur'e in'ebranlable.
— Rien `a faire, s’'etait-il content'e de r'ep'eter.
Et force avait bien 'et'e le matin m^eme, `a Herv'e Martel d’abandonner tout espoir de le faire revenir sur ses d'ecisions.
— Vous voyez, cher monsieur, conclut le courtier qui venait de raconter les refus du sauveteur `a l’infortun'e manchot, vous voyez que j’avais raison de vous le dire, Pastel est un imb'ecile. Sa r'eputation de sauveteur est usurp'ee. J’aurais donn'e pour l’op'eration que je lui proposais une grosse somme. Il la perd b^etement.